#4 – Février / February 2022
Aventures
La petite vendeuse de journaux, je ne l’ai pas inventée
Garçonne en pantalon corsaire qui arpentait la digue
Le flanc battu par la sacoche
Elle s’imprimait en négatif sur mes rétines brûlées par le sel
L’heure immobile armait le piège de la lumière
Le vent claquait dans les drapeaux
Tout était en place pour le dernier acte
Elle dévalait les degrés vers la mer
Je la rattrapais à mi-course
Sur la plage aux parasols renversés
Nous regardions à marée basse
Les épaves du monde civilisé.
*
Tu étais Irène Adler et moi Maxime Bermond
Nous cherchions le trésor des rois de France
L’hôtel particulier, la conduite intérieure, le tiroir à ressort secret :
Nous avions tous les accessoires
Tu portais l’écharpe de soie rouge
Je brandissais le sept de cœur
Nous changions tous les jours de visage
Le pinceau de ta lampe faisait danser les ombres
J’avais perdu le chiffre
Déclic fatal de la porte dérobée
Prisonniers de la faim
Tandis qu’à l’entresol l’affreux drame se rejoue
Les meubles renversés
La flaque de sang, le couteau, le couteau.
*
Feu rouge, la ville s’arrête
Feu vert, elle redémarre
C’est moi qui demeure immobile
Dans le flot des passantes que le métro aspire
Elles ont quitté leur ruche de verre dans leurs tailleurs cintrés
Et portent des noms fabuleux :
Dactylos, liftières, standardistes
Le courant les emporte entre les miroirs des façades
Où la lumière prend feu
Et le temps perdu m’engloutit
Derrière nous les immeubles referment leurs falaises
Tandis qu’un décor neuf se dresse pour d’autres figurants
Et que la ville recommence sans moi.
*
Passagère du métro fantôme
J’ai longtemps cru que c’était toi
La belle espionne au profil de statue
Tu commandais la fermeture automatique des portes
La décharge d’air comprimé, je ne l’ai pas oubliée
Tu ne me regardais pas
D’ailleurs, tu ne regardais personne
Mais rien ne t’échappait
Pour arrêter le temps, il suffit de fixer sa montre
Et c’est ce que j’ai fait
Pour suspendre l’intervalle entre deux stations
Et prolonger notre mission secrète
Les feux luisaient dans le tunnel immobile
Cette fois, tu ne descendrais pas sans te retourner.
*
Je reconnais la nuit
L’escalier qui monte à la cité cachée où tu m’avais conduit
Les rues étroites enroulées dans la pierre
Nous aussi nous tournions en rond
Dans le dédale des cours et des impasses
Entre les murs couleur de rouille
Les lacs de lumière tiède
Où nos ombres faisaient des ombres
Personne n’habitait plus ici
Tu avalais la pluie
Tu m’étonnais toujours
Je t’aimais même sans te toucher
Mais j’aimais te toucher.
*
L’hiver, le doux pelage
Le radiateur en fonte
La vie en chien de fusil
Avec le feu dans nos beaux draps
La folle vitesse de la lenteur
L’avalanche, le fouet du sang
Les grands chats noirs, surtout
Les grands chats noirs
C’était dimanche et on avait tout ça.
*
Au sommet de la tour en ruine s’ouvre le souterrain
Je te cherche partout
Le long des corridors piégés
Au fond des malles sans fond
Dans les chambres qui rétrécissent
Les sarcophages à clous
Étranglé par la main fantôme,
Je ne sais si j’arriverai à temps
Mais à la fin de la page
Je ne craindrai plus de te perdre
Parce que tu reviendras au prochain épisode.
*
Plus encore que le métro, j’aimais le plan du métro
Ce diagramme secret de la ville
Le réseau des lignes enchevêtrées, à chacune sa couleur
Le nom des terminus où l’on n’irait jamais
Leurs bornes repères se suffisant à elles-mêmes
– La carte n’avait pas besoin du territoire –
La magie des correspondances
Ivres de tous les parcours, de toutes les vies possibles
Que je suivais avec le doigt
C’était ma boussole, ma table d’orientation
Et je m’émerveillais que le labyrinthe enfoui
Coïncide exactement avec le monde à la surface
Il m’arrivait de penser que le plan du métro
Avait précédé la naissance de la ville et qu’il en justifiait l’existence
Je me rappelais les deux promeneuses du Louvre :
« Pourquoi est-ce que ça s’appelle la place du Palais-Royal ?
– À cause de la station de métro, pardi ! »
C’était cela, c’était bien cela.
*
Sur le quai no 4 de la gare de Louvain, le 8 août 2019,
L’horloge indiquait sept heures dix alors qu’il était onze heures vingt-cinq
Et la trotteuse tournait à l’envers
Je jure que je n’invente rien
Et je me demandais si le train que j’allais prendre
Le dernier en partance
Remonterait lui aussi le temps
Au petit jour, le jet de vapeur de la locomotive saluerait mon entrée
Dans la gare de fonte et de verre
Je descendrais du wagon à soufflets
Et tu viendrais à ma rencontre sous ton ombrelle victorienne
J’aurais bonne mine avec mes vêtements futuristes
Parmi les hommes à redingote et à chapeau
Le présent du passé, ce serait d’abord cela :
L’odeur de suie et de charbon
Le poids troublant des matériaux, la raideur des étoffes
Modifiant insensiblement notre maintien
Déjà ce pays étranger nous aurait transformés
Je te demanderais : « Quand es-tu arrivée ? »
Et nous irions explorer la ville d’autrefois.
Liège-Louvain-Paris, 2019-2021